EXCLUSIF – Les descendants de cette juive allemande réclament aux autorités helvètes la restitution de l’héritage de leur grand-tante, évalué à 18,5 millions d’euros ! Dans un récent courrier adressé aux autorités suisses et communiqué à Capital, leur avocat en appelle à la morale et à l’Histoire.
Par Anne Vidalie<https://www.capital.fr/auteur/anne-vidalie>
Publié le 12/12/2023 à 19h00
Les descendants de Margaret Kainer en ont assez d’attendre. Voilà bientôt dix ans qu’ils réclament l’héritage de leur grand-tante, injustement accaparé, selon eux, par la commune suisse<https://www.capital.fr/tag/suisse> de Pully et le canton de Vaud en 2003. En jeu : un pactole évalué alors à 17,5 millions de francs suisses<https://www.capital.fr/bourse/devises/cours-devises> (18,5 millions d’euros). Madame Kainer, juive allemande ayant fui l’ascension du nazisme dans son pays, est décédée à Paris en décembre 1968, sans enfant ni testament. Apatride, elle était enregistrée depuis la guerre auprès de la police du village de Pully, près de Lausanne, afin d’y faire renouveler régulièrement son titre de voyage délivré par les Nations Unies. A sa mort, faute d’héritiers identifiés, la commune et le canton, où elle n’effectuait pourtant que de brefs séjours, ont obtenu une large part de sa succession. Jusqu’à ce que ses descendants, les enfants de ses cinq cousines, se manifestent…
En leur nom, l’avocat français François Zimeray, ancien ambassadeur pour les droits de l’homme, a envoyé aux Helvètes, le lundi 4 décembre, un courrier bien senti dont Capital a pu prendre connaissance. «Quelle que soit leur bonne foi, il est acquis que ni Pully, ni Vaud n’auraient jamais été en situation de recevoir ce patrimoine sans le massacre et la spoliation des juifs d’Europe dont la famille Kainer est l’une des nombreuses victimes, souligne-t-il. [La restitution de cet héritage] revêt une dimension éthique et politique qui engage la commune et le canton au regard de l’Histoire.»
Margaret et son mari se réfugient à Paris dès l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler
Les tribulations des Kainer ressemblent à celles de beaucoup de familles juives poussées à l’exil par la terreur nazie. Margaret et son mari, le peintre, illustrateur et scénographe Ludwig Kainer, se réfugient à Paris dès l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Quelques années plus tard, face à l’avancée des troupes allemandes, le couple fuit vers Marseille, puis trouve asile en Suisse.Leurs meubles, tableaux et œuvres d’art entreposés dans la capitale française sont confisqués par les occupants. Une deuxième spoliation après celle subie à Berlin après leur départ.
Margaret et Ludwig vivent à Lausanne jusqu’en 1946. En décembre de cette année-là, munis du précieux document d’identité des Nations Unis, ils retournent en France. Quand le renouvellement de leurs papiers l’exige, ils se rendent en Suisse. Aux autorités helvètes suspicieuses, ils promettent à chaque fois de s’installer bientôt au bord du lac Léman – ils n’en feront rien et décéderont tous les deux à Paris, Ludwig le premier en 1967, sa femme dix-huit mois plus tard.
Dès 1927, Norbert Levy, le père de Margaret, a créé une fondation pour subvenir aux besoins des siens, la Norbert-Stiftung, établie en Suisse. La gestion de ces fonds et du patrimoine familial est confiée à la banque UBS<https://www.capital.fr/tag/ubs>. Cette dernière connaît donc les dispositions testamentaires de Norbert Levy : si sa fille décède après son époux et sans progéniture, la fondation doit disparaître. La Norbert-Levy-Stiftung devra alors lui succéder. Elle sera basée à Berlin et gérée par la communauté juive locale, au bénéfice des membres de la famille dans le besoin.
Rien ne se passe pourtant comme Norbert Levy l’avait souhaité. Une nouvelle fondation à son nom est bien constituée par les représentants d’UBS. Sauf qu’elle est pilotée par la banque et que son siège se trouve en Suisse. Par ailleurs, sa vocation est de contribuer à l’éducation d’enfants juifs originaires d’Allemagne, pas d’aider la famille Levy-Kainer. Elle obtient néanmoins des autorités allemandes un certificat d’hérédité après la mort de Norbert Levy – il sera annulé en 2015 – et perçoit le produit de la vente d’œuvres d’art ayant appartenu aux Kainer ainsi les réparations de guerre versées par l’État allemand.
En décembre 2003, Pully, Vaud et la fondation se partagent le pactole
Parallèlement, la commune de Pully et le canton de Vaud revendiquent, au nom du droit suisse, la succession de Margaret : celle-ci, en l’absence de descendants, doit revenir au dernier lieu de résidence du défunt. À eux, assurent-ils, oubliant que Madame Kainer résidait à Paris.
Or la recherche des héritiers a beau traîner en longueur, elle reste vaine. En décembre 2003, Pully, Vaud et la fondation se partagent le pactole : 6,6 millions d’euros pour la commune, autant pour le canton et 5,3 millions à la Norbert-Levy-Stifting. «On peut légitimement s’interroger sur le caractère exhaustif des diligences accomplies à l’époque pour localiser les membres de la famille encore en vie», déplore Me Zimeray. Elles se résument en effet à quelques appels publiés dans la Feuille d’avis officielle du canton de Vaud, à une poignée de courriers (en français) aux autorités allemandes et à des molles investigations sur la piste de deux héritiers potentiels, en Écosse et en Australie.
Lorsque le Canadien James Palmer, spécialiste de la restitution des biens spoliés à travers sa société Mondex, a découvert le dossier Kainer en 2009, il ne lui a fallu que trois ans pour retrouver une dizaine de descendants de Margaret, moyennant une enquête généalogique. Le début d’une interminable procédure judiciaire en Suisse. Une autre, engagée à New York contre la fondation et la banque UBS a fait chou blanc, la cour d’appel jugeant la justice américaine incompétente pour trancher.
Aujourd’hui, Me Zimeray souhaite quitter le terrain de la procédure et du droit. «La résonance historique et morale de ce dossier justifie une approche politique autant que juridique, plaide-t-il. L’image de la commune et du canton, les valeurs dont ces collectivités se prévalent, seraient rehaussées par une restitution spontanée de l’héritage de Margaret Kainer.» Dans le cas inverse, elles risqueraient d’en sortir sérieusement ternies.