Publié le : 15/02/2022 – 17:23
Texte par :Bahar MAKOO Vidéo par :FRANCE 2 Time: 8mn
La ministre française de la Culture, Roselyne Bachelot, devant “Rosiers sous les arbres” de Gustav Klimt, le 15 mars 2021. © AFP
Quinze œuvres spoliées par les nazis se trouvant dans les collections nationales de France seront bientôt restituées aux familles juives à qui elles appartenaient. Après l’Assemblée nationale, qui a donné son accord fin janvier, le Sénat a approuvé cette décision mardi, en début de soirée. Le Centre Pompidou devrait ainsi rendre un tableau de Marc Chagall et le musée d’Orsay la seule œuvre de Klimt qu’il possédait.
“Historique”, c’est ainsi que la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a qualifié le projet de loi, par lequel quinze œuvres, dont des tableaux de Gustav Klimt et de Marc Chagall, vont pouvoir être restituées aux héritiers de familles juives spoliées par les nazis.
“C’est une première étape” car “des œuvres d’art et des livres spoliés sont toujours conservés dans des collections publiques – des objets qui ne devraient pas, qui n’auraient jamais dû y être”, souligne la ministre.
Longtemps accusée de retard par rapport à plusieurs voisins européens en matière de réparation, la France a franchi un cap majeur, mardi 15 février, avec ce vote au Sénat qui autorise l’État à rendre ces objets d’art aux ayants droit des familles spoliées. Après l’Assemblée nationale qui avait donné son accord le 25 janvier, le feu vert des sénateurs était la dernière étape avant une restitution.
La recherche sur l’appartenance des œuvres spoliées accélère
Entrées légalement dans les collections publiques nationales françaises par acquisition, ces œuvres relèvent du domaine public mobilier protégé par le principe de l’imprescriptibilité et d’inaliénabilité. Leur restitution nécessite donc une loi permettant de déroger à ce principe.
Ce vote au Parlement permet de franchir un pas de plus vers une “loi cadre” plus globale, qui faciliterait les restitutions dans les années à venir par simple décret du gouvernement français, sans besoin d’en passer par une autorisation au cas par cas du législateur.
Pour treize des quinze œuvres concernées par le vote au Sénat, les ayants droit ont été identifiés par une Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), créée en 1999 dans le sillage du discours de Jacques Chirac de 1995, lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv. Le président d’alors y reconnaissait la participation de la France dans l’extermination des juifs par les nazis. Avant cela, la question de la restitution a été passée longtemps sous silence, jusqu’à la chute du bloc soviétique et à l’ouverture de nouvelles archives.
La création d’une mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 au sein du ministère de la Culture, il y a deux ans, est venue renforcer ce dispositif. Elle a permis d’accélérer des recherches essentielles sur la provenance des œuvres spoliées afin de faciliter leur restitution.
Pas de doute au moment de l’acquisition du Klimt par la France
Pour les “Rosiers sous les arbres” de Gustave Klimt, conservé au musée d’Orsay et seule œuvre du peintre autrichien appartenant aux collections nationales françaises, il aura fallu plus de 20 ans de recherches avant de faire le lien avec sa propriétaire Eléonore, dite Nora, Stiasny. Cette juive autrichienne, issue d’une famille de collectionneurs, l’avait cédée lors d’une vente forcée à Vienne en 1938, durant l’Anschluss, avant d’être déportée et assassinée, comme sa mère, son mari et leur fils, ainsi que d’autres membres de leur famille.
Le tableau a été acquis en 1980 par l’État français pour le musée d’Orsay, auprès d’une galerie de Zurich, qui le tenait d’une propriétaire alors non identifiée qui s’avèrera être Herta Blümel. À cette époque, explique le ministère de la Culture, les recherches entreprises avant l’acquisition, de même que les publications de l’époque ou les contacts pris avec les membres de la famille de Nora Stiasny, “n’avaient pas suscité de doute sur l’historique de l’œuvre, ni suggéré un lien entre l’œuvre et Nora Stiasny”.
Mais les informations récoltées ces dernières années ont permis d’identifier une ancienne connaissance de Nora Stiasny : Philipp Häusler, un professeur d’arts et militant nazi, qui n’avait pas hésité, en 1938, à racheter la toile “à vil prix”. L’épouse de ce dernier n’est autre que Herta Blümel, par qui les “Rosiers sous les arbres” a atterri dans une galerie de Zurich, où l’État français l’a acheté.
L’héritière du tableau de Chagall n’était pas au courant
Autre terrible histoire, celle du tableau de Chagall, intitulé “Le Père”, conservé au Centre Pompidou et entré dans les collections nationales en 1988. Il a été reconnu propriété de David Cender, un musicien et luthier polonais juif, qui s’est installé en France après avoir échappé à la mort à Auschwitz.
La toile avait été saisie en 1940, lorsque David Cender avait été obligé de quitter son appartement pour le ghetto de Lodz, avant d’être envoyé en camp de concentration, où il a perdu sa fille de deux ans, sa femme d’une quarantaine d’années, ainsi que sa mère et ses deux sœurs. Seul survivant avec son frère, Cender avait de son vivant entamé des démarches pour retrouver son tableau, mais il n’en avait pas parlé à ses descendants avec qui il n’évoquait pas ce passé douloureux, explique son héritière, sa petite nièce Orna, dans les colonnes du JDD.
En 1959, David Cender avait saisi une commission créée en Allemagne pour la restitution d’objets d’art volés aux Juifs. Mais ce n’est qu’après sa mort, qu’un tribunal allemand l’a reconnu comme propriétaire du tableau et attesté qu’il avait été spolié. Entre-temps, “Le Père” a été récupéré par Marc Chagall et les héritiers du peintre l’ont cédé au Musée national d’Art moderne (Centre Pompidou) en 1988.
Orna n’avait pas entendu parler de cette affaire avant un coup de téléphone, en 2015, lui apprenant qu’elle était l’héritière de la toile de Chagall. La femme d’une soixantaine d’années n’avait que 11 ans lorsque David Cender est décédé en 1966, emportant avec lui le secret de sa quête.
“Demander réparation implique que les victimes soient encore vivantes ou que leurs ayants droit connaissent l’existence d’une spoliation économique subie par leur aïeul. Or, la difficile transmission intrafamiliale des épreuves de l’Occupation, évoquée par l’historien Simon Perego, a souvent contraint les générations suivantes à vivre dans une totale ignorance du passé familial, devenu parfois tabou”, explique l’historienne Johanna Lehr dans une tribune publiée dans Le Monde, où elle rappelle que la moitié des dossiers de spoliation de biens juifs en France – œuvres d’art comprises – reste à ce jour non instruite. Dans le cas de David Cender, c’est une société spécialisée dans la recherche des œuvres d’art spoliées, Mondex, qui a fait le lien avec les héritiers.
Parmi les quinze œuvres prochainement restituées se trouvent aussi onze dessins et une statue conservés au musée du Louvre, au musée d’Orsay et au musée du Château de Compiègne ainsi qu’un tableau d’Utrillo conservé au musée Utrillo-Valadon (“Carrefour à Sannois”).
Rendre justice sans attendre d’être saisi par les familles
Nourri des œuvres confisquées par les nazis, le marché de l’art a été florissant à Paris lors de la Seconde Guerre mondiale, comme le racontent plusieurs historiens spécialisés. En France, 100 000 œuvres d’art auraient été saisies durant la guerre de 1939-1945, selon le ministère de la Culture.
“Beaucoup de familles juives, victimes de mesures antisémites, ont été forcées de vendre leurs biens dès la fin de 1933, en Allemagne. En France, quand la vente a été organisée par le régime de Vichy, beaucoup d’archives demeuraient mais quand il s’agissait de ventes privées, il n’y avait pas de traces, les œuvres se sont retrouvées sur le marché de l’art”, rappelait aussi David Zivie, responsable de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés du ministère de la Culture, lors d’une audition par les sénateurs en janvier.
Si quelque 45 000 œuvres d’arts spoliées ont été restituée à la Libération, environ 2 200 ont été sélectionnées et confiées à la garde des musées nationaux. Dites œuvres “MNR” (pour Musée nationaux récupération), ces dernières sont reconnues comme objets spoliés, elles n’appartiennent pas à l’État français, elles sont juste en dépôt dans les musées en attendant que leurs propriétaires viennent les chercher. Ces objets MNR peuvent être restitués par simple décision administrative, ce qui n’est pas le cas de ces quinze œuvres pour lesquelles il a fallu une loi sur mesure.
Environ 13 000 autres œuvres restituées à la Libération ont été vendues par l’administration des Domaines au début des années 1950. De nombreuses pièces spoliées sont ainsi retournées sur le marché de l’art.
La Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations assistée de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés peuvent désormais chercher à rendre justice sans attendre d’être saisie par les familles des propriétaires d’œuvres d’art spoliés, et ce avec l’appui du Parlement.